2050 : « Entre l’Humanité et la biodiversité, il faudra choisir ! »
En 2050, l’alimentation de la population se fera inévitablement au détriment de la biodiversité. C’est ce que prévoit Ghislain de Marsily, spécialiste de l’hydrologie, membre de l’Académie des sciences, pour qui le principal défi du XXIe siècle sera de trouver un milliard d’hectares de terres arables supplémentaires pour nourrir une population de 11 milliards d’habitants en 2050. Pour lui, l’Amérique latine est toute désignée pour devenir le grenier de la planète, à condition qu’une partie de ses espaces naturels soit défrichée. Le scientifique invite à une réflexion sur les limites qu’il conviendra de donner à cette inévitable conquête de nouvelles terres.
Dans un contexte de réchauffement climatique et de forte croissance démographique, quel est le principal problème auquel sera confrontée l’Humanité au XXIe siècle ?
Le problème numéro un, ce sera de nourrir une population qui va passer de 6,5 à 9 milliards d’habitants d’ici à 2050, et peut-être même à 11 milliards. A l’heure actuelle, on a déjà 856 millions de personnes qui ne mangent pas à leur faim, et, alors que ce chiffre ne cessait de diminuer depuis quelques années, il est reparti à la hausse depuis quatre ou cinq ans, ce qui est particulièrement préoccupant. La façon dont on va réussir à nourrir ces 9 milliards d’habitants va dépendre en grande partie des habitudes alimentaires qui se seront imposées en 2050. Dans un monde qui devient de plus en plus carnivore, en raison de l’aspiration légitime des pays du Sud à une alimentation carnée, la donnée déterminante sera la quantité de grain disponible pour le bétail. Donc, à l’échelle de la planète, la grande question est : les terres agricoles seront-elles suffisantes pour produire assez de céréales ?
La question de l’eau n’est-elle pas aussi fondamentale ?
Il est vrai que s’il faut quasiment 1000 litres d’eau pour produire un kilo de pain, il en faut 13 fois plus pour produire un kilo de viande de bœuf. Mais l’eau ne constitue pas vraiment un problème. Car, si les prévisions de hausse des températures globales sont à peu près certaines, leurs conséquences hydriques sont, elles, très incertaines. On suppose qu’il y aura une extension vers le Nord des zones désertiques dans l’hémisphère Nord, et une extension vers le Sud de ces zones dans l’hémisphère Sud. On sait aussi que les zones méditerranéennes seront moins arrosées. Mais, à l’échelle de la planète, on aura surtout de fortes variations saisonnières des précipitations, avec des périodes plus sèches, et d’autres plus arrosées. Les conséquences du changement climatiques ne seront donc vraiment significatives que lors des années extrêmement sèches ou extrêmement humides. Ce qui veut dire que, la plupart du temps, on aura suffisamment d’eau, y compris pour l’agriculture. Ne serait-ce que parce que l’eau pluviale peut apporter chaque année aux cultures l’équivalent de 5000 km3, soit beaucoup plus que l’irrigation, qui représente 1800 km3 par an. Donc, le problème, ce n’est pas l’eau, ce sont les terres cultivables.
Quel est le problème avec les terres cultivables ?
Leur disponibilité. Pour nourrir l’Humanité en 2050, il faudra multiplier par 2,3 la production agricole de l’Asie, par 5 celle de l’Afrique subsaharienne, par 1,92 celle de l’Amérique latine…Comment faire ? Pas par l’irrigation : il faudrait multiplier par dix le rythme actuel de construction des barrages, ce qui est irréalisable. On pourrait certes augmenter les rendements agricoles, mais la marge de progression est insuffisante. Il faut donc trouver de nouvelles terres arables, si possible arrosées naturellement par les pluies. Il faut un milliard d’hectares en plus ! C’est possible, à condition de renoncer à l’idée que les Etats et les continents peuvent être autosuffisants sur le plan alimentaire. Si on s’accorde sur ce point, il y a une solution évidente : l’Amérique latine. Peu peuplé et fertile, ce continent pourrait nourrir une bonne partie de l’Humanité. A condition, bien sûr, d’accepter d’étendre l’agriculture à des terres « pluviales » encore sauvages. Le problème vaut aussi bien pour l’Amazonie que pour d’autres réserves naturelles de la planète qui pourraient subvenir aux besoins alimentaires de l’Humanité. Il faut que les choses soient claires : on ne pourra pas nourrir la planète sans réduire la place de la biodiversité, sans déboiser, drainer, couper…Il faut commencer dès aujourd’hui à réfléchir aux zones que l’on peut sacrifier à cet impératif, mais aussi se demander : si on rase toutes les forêts, est-ce qu’on pourra survivre ? Il est probable que non. Il faut donc absolument préserver une partie importante de la biodiversité, et réfléchir aux limites qu’il convient de donner à la conquête de nouvelles terres. En parallèle, il serait judicieux de se reposer la question de l’extension des surfaces allouées aux biocarburants : on ne pourra pas en même temps produire du carburant végétal et nourrir l’Humanité.
Les spécialistes des géosciences, réunis les 12 et 13 février à Paris dans le cadre du lancement de l’ « année internationale de la Terre », peuvent-ils aider les gouvernements à prendre des décisions plus éclairées ?
Absolument. Géographes, géologues, pédologues, agronomes devraient jouer un rôle croissant dans ce type de réflexion. Ils sont les mieux à même de déterminer l’emplacement des meilleures terres, de protéger celles-ci de l’érosion naturelle ou de la salinisation, d’identifier les sites les plus propices à la construction de barrages ou au pompage d’eau… Les géoscientifiques sont aussi bien placés pour prévenir les grandes catastrophes, notamment alimentaires. Et il y a de quoi être inquiet. Deux fois par siècle, en moyenne, des sécheresses catastrophiques provoquent un peu partout sur la planète des famines terribles. C’est inévitable, et ça peut se produire n’importe quand : dans vingt ans, dans dix ans, l’an prochain…Dans ce dernier cas, on serait en très mauvaise posture : nous n’avons que deux mois de stocks mondiaux de nourriture ! Le rôle des sciences de la Terre, c’est donc d’étudier ces risques, de trouver des solutions pour produire en temps de sécheresse, ou d’imaginer une gestion des eaux à long terme, par exemple par un stockage qui permettrait de faire face aux menaces à venir.
18 février 2008, William Bolle