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4 février 2008 1 04 /02 /février /2008 10:58

Il est 19 h 45, heure de Londres. Alexandre Capez, 34 ans, trader à la 
City, le quartier d'affaires de la capitale britannique, rentre chez 
lui. Un peu stressé. "Ce soir, la Fed (la Réserve fédérale 
américaine) a baissé ses taux, le marché a pris 1,2 %", explique-t-
il. Pour le trader, 1,2 % à Wall Street, la Bourse de New York, 
représente des milliers, peut-être des millions de dollars. En gains 
ou en pertes. "En une journée, constate-t-il, on peut finir à plus ou 
moins 100 000 dollars, parfois 10 ou 20 millions quand le marché est 
très volatil."


Alexandre Capez exerce depuis dix ans le métier de trader. Dix ans 
qu'il achète et vend des actions, des dérivés d'indices, des options, 
des "swaps", des "strikes" des "contrats futurs". Dix ans qu'il 
arrive tous les matins à 6 h 30 au desk de sa banque multinationale 
d'investissement. A 7 heures, dans la salle des marchés, se tiendra 
le "morning meeting", où chacun fera le point sur la situation du 
marché et sur ses investissements. Dix ans qu'il travaille jusqu'à 21 
heures, au mieux. Dix ans qu'il ne déjeune pas. Dix ans que son 
adrénaline fluctue en fonction des cours de Bourse.

Dix ans, c'est déjà une limite. "Au-delà, les traders sont rincés, 
remarque Vincent Riotte, chez Demos, un institut de formation 
financière, la plupart d'entre eux ne dorment que quatre heures par 
nuit." Comment faire autrement lorsque, quelque part dans le monde, 
une Bourse est encore ouverte ? La journée en Europe, la nuit aux 
Etats-Unis, l'Asie au petit matin. Dans cet univers en éveil, un 
écran est toujours allumé sur les tableaux de chiffres délivrés par 
Bloomberg ou Reuters.

Comme une fenêtre illusoire sur le monde, on y lit le cours des 
matières premières, on y décrypte les signes avant-coureurs des 
grands soubresauts de l'économie mondiale. "Autant dire que l'on peut 
prévoir l'avenir", disent entre eux les financiers. Lorsqu'on rentre 
enfin chez soi, l'information défile encore sur le BlackBerry dont 
plus aucun trader ne saurait se passer. "Cela vous obsède jour et 
nuit, chaque "tick" de baisse est une souffrance, mais un bon coup 
vous donne l'illusion d'être le roi du monde", sourit Philippe P., 
trader à Paris qui souhaite garder l'anonymat "parce que les bonus 
vont tomber et que ce n'est pas le moment de mal jouer sa partie".

Etre grisé en un instant, ou anéanti. A ce jeu-là, la vie familiale 
fait difficilement le poids. On répond au téléphone en coup de vent, 
en lançant un "rapide, rapide !" Les week-ends à Méribel peuvent bien 
être luxueux, ils sont souvent bâclés. La jeunesse se brûle au 
travail. Il n'y a pas de vieux trader dans les salles de marché : la 
moyenne d'âge est de 28 ans. Il y a peu de femmes. A peine 10 %. 
Elles préfèrent généralement travailler au "back office", qui fournit 
le soutien administratif et logistique aux opérations menées par le 
"front office". "Parmi les dominés", disent les traders les plus 
arrogants.

"Le week-end, le soir, en vacances, ces financiers cogitent tout le 
temps", poursuit Vincent Riotte. Un changement d'orientation de la 
Fed a infiniment plus d'impact qu'un remaniement ministériel. Une 
interview de Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale 
européenne, est plus ardemment commentée qu'une élection 
présidentielle en France. Car une décision économique, monétaire, un 
grain de sable, suffisent parfois à provoquer un krach. Et pour le 
trader, "une grosse paume", une opération qui aura fait perdre au 
portefeuille dont il a la charge des montants qui feraient frémir le 
commun des mortels.

La répétition de deux ou trois pertes importantes et c'est la 
certitude de devoir quitter la salle des marchés. Un coup de maître 
et le bonus, ces primes négociées en février, pourra atteindre 
plusieurs millions d'euros. "Les bons gagnent en général 3 millions à 
4 millions d'euros par an", précise Vincent Riotte. L'appât du gain 
n'est pourtant pas le seul objectif. "Etre trader c'est un état 
d'esprit, il faut aimer l'argent, certes, mais aussi la compétition, 
vouloir être le meilleur, dépasser les autres", indique un ex-trader.

"Même si nous cherchons tous à opposer notre intelligence face à 
l'aléatoire, nous sommes avant tout des joueurs", souligne Julien, 
trader dans une grande banque d'affaires française. L'incertitude est 
le coeur du métier. L'analyse des cours, le pari sur les orientations 
à venir, une drogue qui forge la personnalité. Il n'est pas rare de 
poursuivre la soirée par un poker, une fois quittée la salle des 
marchés. Les traders stars d'aujourd'hui n'ont pourtant plus grand-
chose à voir avec ceux d'il y a vingt-cinq ans, lorsque les 
commerciaux dominaient encore le métier. Les golden boys des années 
1980, lessivés par les krachs boursiers, ont cédé la place aux 
mathématiciens nourris aux algorithmes. Ceux-là sont devenus les 
véritables seigneurs de la finance. Un Jérôme Kerviel, aujourd'hui 
mis en cause par la Société générale, venu du "middle office", c'est-
à-dire les postes de contrôle et de supervision des salles de 
marchés, ne pourra que rarement espérer atteindre leur niveau.

"Les traders issus de petites écoles de commerce ou d'université ne 
représentent que 20 % des effectifs et n'ont pas la force du réseau 
qui permet, par cooptation, d'entrer dans les desks des meilleurs 
établissements bancaires", constate Olivier Godechot, sociologue à 
l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). La surprise, 
et parfois le mépris, qu'a suscité le CV du trader accusé d'avoir 
fait perdre 4,9 milliards d'euros à la banque française, en disent 
long sur le nouveau visage des opérateurs d'aujourd'hui.

Car être trader, c'est aussi appartenir à une caste. Un monde à part, 
dominé, en France, par les grandes écoles, Polytechnique, Centrale, 
l'Ensae, parfois HEC ou l'Essec. Et, pour la crème de la crème, par 
les titulaires du mastère probabilités et finances de Nadine El-
Karoui. Les diplômés du "El-Karoui", comme ils appellent entre eux ce 
label d'excellence, sont les plus recherchés. Les plus chers à 
recruter. Cette mathématicienne, professeure à Polytechnique et à 
Paris-VI, a formé des générations de "quants", ces analystes 
quantitatifs, spécialistes des titres financiers sophistiqués que 
sont les produits dérivés d'actions ou d'obligations. Ceux-là iront 
grossir les rangs des traders à Paris ou mieux encore des grandes 
banques de Wall Street ou de Londres, là où les salaires sont les 
plus élevés et où ils sont aisément repérables parce que dans leurs 
desks, malgré le jargon anglosaxon obligatoire, surnagent des blagues 
en français.

Jeunes et riches, il leur est parfois difficile de garder la tête 
froide. Bien sûr, ils peuvent flamber, avec leurs voitures de luxe et 
leurs caves de grands crus achetés plus souvent pour leur valeur 
spéculative que par goût véritable. Mais le vrai danger qui les 
guette reste la salle des marchés. "Les traders qui durent sont ceux 
qui savent être raisonnables, constate Alexandre Capez, et traverser 
une situation extrême sans se brûler les ailes." Prendre son bénéfice 
lorsqu'il est temps. "Et garder à l'esprit, renchérit Philippe P., 
que le plaisir de gagner est souvent moins fort que la souffrance de 
perdre." En somme, être capable de renoncer à une transaction qui 
s'annonce juteuse mais peut amener à la débâcle.

Dans les salles des marchés, la légende véhicule toujours ces cas de 
suicide de traders qui s'étaient vu "couper leur position" par leur 
direction. "Au fond, pour être un bon trader, il faut avoir vécu une 
fois un krach et savoir que l'on ne voudra pas le revivre une 
deuxième fois", sourit Bruno Petit, ancien trader devenu aujourd'hui 
scénariste et producteur de la série télévisée "Scalp", qui décrit le 
fonctionnement de la Bourse lors de la première guerre du Golfe. Il 
n'est pas rare que les traders expérimentés s'appellent entre eux les 
"survivants".

Toutes les grandes banques savent bien qu'au-delà des cas de fraude, 
le véritable danger c'est cette excitation devant des opérations 
gigantesques par leur montant et dématérialisées par le système 
entièrement informatisé. Toutes ont leur armada de psychologues 
attentifs au recrutement et leurs contrôleurs chargés de vérifier les 
transactions. Mais un chef de salle, dont le bonus dépend des 
performances de son équipe, pourra toujours passer outre l'avis du 
département des ressources humaines s'il veut attirer les meilleurs. 
Et les contrôleurs sont bien souvent méprisés.

Dans les salles des marchés ultra-hiérarchisées, où les équipes de 
polytechniciens peuvent snober les centraliens du desk voisin, le 
"back office" censé réclamer des explications aux traders et aux 
vendeurs du "front" est le plus souvent moqué. Moins bien payés, 
considérés comme des subordonnés, les contrôleurs ont aussi souvent 
du mal à comprendre la complexité des transactions engagées par les 
forts en maths du "front office" qui les surnomment parfois "les bras 
cassés".

Les seigneurs de la finance poursuivent donc leur vie à part. Loin, 
même, des banquiers eux-mêmes, qui ignorent le plus souvent la salle 
des marchés. Plus tard, lorsque, à 30 ans passés, ils auront survécu 
aux crises, ils investiront leurs gains dans des vignobles ou, plus 
souvent, dans des hedge funds. Pour garder un peu d'adrénaline, même 
lorsqu'ils pourraient tout bonnement devenir rentiers.


Raphaëlle Bacqué et Claire Gatinois
Article paru dans l'édition du Monde du 03.02.08

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