Il est 19 h 45, heure de Londres. Alexandre Capez, 34 ans, trader à la
City, le quartier d'affaires de la capitale britannique, rentre chez
lui. Un peu stressé. "Ce soir, la Fed (la Réserve fédérale
américaine) a baissé ses taux, le marché a pris 1,2 %", explique-t-
il. Pour le trader, 1,2 % à Wall Street, la Bourse de New York,
représente des milliers, peut-être des millions de dollars. En gains
ou en pertes. "En une journée, constate-t-il, on peut finir à plus ou
moins 100 000 dollars, parfois 10 ou 20 millions quand le marché est
très volatil."
Alexandre Capez exerce depuis dix ans le métier de trader. Dix ans
qu'il achète et vend des actions, des dérivés d'indices, des options,
des "swaps", des "strikes" des "contrats futurs". Dix ans qu'il
arrive tous les matins à 6 h 30 au desk de sa banque multinationale
d'investissement. A 7 heures, dans la salle des marchés, se tiendra
le "morning meeting", où chacun fera le point sur la situation du
marché et sur ses investissements. Dix ans qu'il travaille jusqu'à 21
heures, au mieux. Dix ans qu'il ne déjeune pas. Dix ans que son
adrénaline fluctue en fonction des cours de Bourse.
Dix ans, c'est déjà une limite. "Au-delà, les traders sont rincés,
remarque Vincent Riotte, chez Demos, un institut de formation
financière, la plupart d'entre eux ne dorment que quatre heures par
nuit." Comment faire autrement lorsque, quelque part dans le monde,
une Bourse est encore ouverte ? La journée en Europe, la nuit aux
Etats-Unis, l'Asie au petit matin. Dans cet univers en éveil, un
écran est toujours allumé sur les tableaux de chiffres délivrés par
Bloomberg ou Reuters.
Comme une fenêtre illusoire sur le monde, on y lit le cours des
matières premières, on y décrypte les signes avant-coureurs des
grands soubresauts de l'économie mondiale. "Autant dire que l'on peut
prévoir l'avenir", disent entre eux les financiers. Lorsqu'on rentre
enfin chez soi, l'information défile encore sur le BlackBerry dont
plus aucun trader ne saurait se passer. "Cela vous obsède jour et
nuit, chaque "tick" de baisse est une souffrance, mais un bon coup
vous donne l'illusion d'être le roi du monde", sourit Philippe P.,
trader à Paris qui souhaite garder l'anonymat "parce que les bonus
vont tomber et que ce n'est pas le moment de mal jouer sa partie".
Etre grisé en un instant, ou anéanti. A ce jeu-là, la vie familiale
fait difficilement le poids. On répond au téléphone en coup de vent,
en lançant un "rapide, rapide !" Les week-ends à Méribel peuvent bien
être luxueux, ils sont souvent bâclés. La jeunesse se brûle au
travail. Il n'y a pas de vieux trader dans les salles de marché : la
moyenne d'âge est de 28 ans. Il y a peu de femmes. A peine 10 %.
Elles préfèrent généralement travailler au "back office", qui fournit
le soutien administratif et logistique aux opérations menées par le
"front office". "Parmi les dominés", disent les traders les plus
arrogants.
"Le week-end, le soir, en vacances, ces financiers cogitent tout le
temps", poursuit Vincent Riotte. Un changement d'orientation de la
Fed a infiniment plus d'impact qu'un remaniement ministériel. Une
interview de Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale
européenne, est plus ardemment commentée qu'une élection
présidentielle en France. Car une décision économique, monétaire, un
grain de sable, suffisent parfois à provoquer un krach. Et pour le
trader, "une grosse paume", une opération qui aura fait perdre au
portefeuille dont il a la charge des montants qui feraient frémir le
commun des mortels.
La répétition de deux ou trois pertes importantes et c'est la
certitude de devoir quitter la salle des marchés. Un coup de maître
et le bonus, ces primes négociées en février, pourra atteindre
plusieurs millions d'euros. "Les bons gagnent en général 3 millions à
4 millions d'euros par an", précise Vincent Riotte. L'appât du gain
n'est pourtant pas le seul objectif. "Etre trader c'est un état
d'esprit, il faut aimer l'argent, certes, mais aussi la compétition,
vouloir être le meilleur, dépasser les autres", indique un ex-trader.
"Même si nous cherchons tous à opposer notre intelligence face à
l'aléatoire, nous sommes avant tout des joueurs", souligne Julien,
trader dans une grande banque d'affaires française. L'incertitude est
le coeur du métier. L'analyse des cours, le pari sur les orientations
à venir, une drogue qui forge la personnalité. Il n'est pas rare de
poursuivre la soirée par un poker, une fois quittée la salle des
marchés. Les traders stars d'aujourd'hui n'ont pourtant plus grand-
chose à voir avec ceux d'il y a vingt-cinq ans, lorsque les
commerciaux dominaient encore le métier. Les golden boys des années
1980, lessivés par les krachs boursiers, ont cédé la place aux
mathématiciens nourris aux algorithmes. Ceux-là sont devenus les
véritables seigneurs de la finance. Un Jérôme Kerviel, aujourd'hui
mis en cause par la Société générale, venu du "middle office", c'est-
à-dire les postes de contrôle et de supervision des salles de
marchés, ne pourra que rarement espérer atteindre leur niveau.
"Les traders issus de petites écoles de commerce ou d'université ne
représentent que 20 % des effectifs et n'ont pas la force du réseau
qui permet, par cooptation, d'entrer dans les desks des meilleurs
établissements bancaires", constate Olivier Godechot, sociologue à
l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). La surprise,
et parfois le mépris, qu'a suscité le CV du trader accusé d'avoir
fait perdre 4,9 milliards d'euros à la banque française, en disent
long sur le nouveau visage des opérateurs d'aujourd'hui.
Car être trader, c'est aussi appartenir à une caste. Un monde à part,
dominé, en France, par les grandes écoles, Polytechnique, Centrale,
l'Ensae, parfois HEC ou l'Essec. Et, pour la crème de la crème, par
les titulaires du mastère probabilités et finances de Nadine El-
Karoui. Les diplômés du "El-Karoui", comme ils appellent entre eux ce
label d'excellence, sont les plus recherchés. Les plus chers à
recruter. Cette mathématicienne, professeure à Polytechnique et à
Paris-VI, a formé des générations de "quants", ces analystes
quantitatifs, spécialistes des titres financiers sophistiqués que
sont les produits dérivés d'actions ou d'obligations. Ceux-là iront
grossir les rangs des traders à Paris ou mieux encore des grandes
banques de Wall Street ou de Londres, là où les salaires sont les
plus élevés et où ils sont aisément repérables parce que dans leurs
desks, malgré le jargon anglosaxon obligatoire, surnagent des blagues
en français.
Jeunes et riches, il leur est parfois difficile de garder la tête
froide. Bien sûr, ils peuvent flamber, avec leurs voitures de luxe et
leurs caves de grands crus achetés plus souvent pour leur valeur
spéculative que par goût véritable. Mais le vrai danger qui les
guette reste la salle des marchés. "Les traders qui durent sont ceux
qui savent être raisonnables, constate Alexandre Capez, et traverser
une situation extrême sans se brûler les ailes." Prendre son bénéfice
lorsqu'il est temps. "Et garder à l'esprit, renchérit Philippe P.,
que le plaisir de gagner est souvent moins fort que la souffrance de
perdre." En somme, être capable de renoncer à une transaction qui
s'annonce juteuse mais peut amener à la débâcle.
Dans les salles des marchés, la légende véhicule toujours ces cas de
suicide de traders qui s'étaient vu "couper leur position" par leur
direction. "Au fond, pour être un bon trader, il faut avoir vécu une
fois un krach et savoir que l'on ne voudra pas le revivre une
deuxième fois", sourit Bruno Petit, ancien trader devenu aujourd'hui
scénariste et producteur de la série télévisée "Scalp", qui décrit le
fonctionnement de la Bourse lors de la première guerre du Golfe. Il
n'est pas rare que les traders expérimentés s'appellent entre eux les
"survivants".
Toutes les grandes banques savent bien qu'au-delà des cas de fraude,
le véritable danger c'est cette excitation devant des opérations
gigantesques par leur montant et dématérialisées par le système
entièrement informatisé. Toutes ont leur armada de psychologues
attentifs au recrutement et leurs contrôleurs chargés de vérifier les
transactions. Mais un chef de salle, dont le bonus dépend des
performances de son équipe, pourra toujours passer outre l'avis du
département des ressources humaines s'il veut attirer les meilleurs.
Et les contrôleurs sont bien souvent méprisés.
Dans les salles des marchés ultra-hiérarchisées, où les équipes de
polytechniciens peuvent snober les centraliens du desk voisin, le
"back office" censé réclamer des explications aux traders et aux
vendeurs du "front" est le plus souvent moqué. Moins bien payés,
considérés comme des subordonnés, les contrôleurs ont aussi souvent
du mal à comprendre la complexité des transactions engagées par les
forts en maths du "front office" qui les surnomment parfois "les bras
cassés".
Les seigneurs de la finance poursuivent donc leur vie à part. Loin,
même, des banquiers eux-mêmes, qui ignorent le plus souvent la salle
des marchés. Plus tard, lorsque, à 30 ans passés, ils auront survécu
aux crises, ils investiront leurs gains dans des vignobles ou, plus
souvent, dans des hedge funds. Pour garder un peu d'adrénaline, même
lorsqu'ils pourraient tout bonnement devenir rentiers.
Raphaëlle Bacqué et Claire Gatinois
Article paru dans l'édition du Monde du 03.02.08